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Libérer la société civile et sa créativité : ou devenir enfin des démocraties

Entretien avec Michel Laloux. Propos recueillis par Daniel Zink

Cet article a été publié à l'origine dans la revue Kairos n°62 - Décembre 2023 - Janvier 2024



Pédagogue et économiste, Michel Laloux investigue depuis de nombreuses années des voies pour dépasser les impasses de nos sociétés, aux niveaux politique comme économique. Pour lui, une clé est un vrai transfert du pouvoir exécutif à la société civile. Dans ses publications et séminaires, il examine en détail comment les choses pourraient être alors gérées, et toutes les potentialités d’un tel chemin.


Une question que beaucoup poseront : les sociétés seraient-elles mieux gérées, si elles l’étaient par l’ensemble des citoyens eux-mêmes, plutôt que par les gouvernements ? 


La question à poser serait plutôt : les gouvernements gèrent-ils les choses ? Et serait-il possible de les gérer plus mal encore ? Je pense que le problème est justement la croyance que nous aurions besoin d’une gestion à partir du « haut ». On voit que cela ne fonctionne pas, mais on persiste à croire que si nous avions la bonne personne, cela fonctionnerait. Or, en observant un peu les choses, on s’aperçoit que les innovations viennent des initiatives de gens du terrain. On devrait donc analyser ce qui fonctionne, dans ces initiatives. Si l’on partait de là, non seulement les choses seraient bien mieux gérées, mais on arriverait à des économies de moyens énormes, car le centralisme coûte extrêmement cher, pour des résultats infimes.   


Beaucoup, cependant, craignent qu’il y ait des dérives, notamment en matière de respect des lois, entre autres dans les domaines des services publics ; ils demanderaient qui assurerait ce respect et traiterait les dérives, en l’absence d’autorité centrale.


J’inverserais la question : je demanderais plutôt ce qu’il s’agirait de faire pour que, si des problèmes apparaissent, ils puissent être corrigés. Et plus les structures sont petites et locales, plus les choses peuvent être facilement solutionnées. À l’inverse, quand on veut centraliser et uniformiser, bien souvent, cela mène plutôt à la généralisation des erreurs… Il s’agit plutôt de trouver des modes d’organisation tels que la société civile elle-même puisse avoir son droit de regard. Il ne s’agit pas de partir de recettes ou de programmes, car les choses doivent pouvoir être construites progressivement, mais on peut tout de même déjà indiquer des voies.

Avant d’en venir à la question des dérives, il faut d’abord évoquer une première fois le rôle central des associations. C’est en effet par celles-ci que la société civile peut développer ses propres initiatives et institutions, en particulier ses propres services publics – qu’il s’agisse d’écoles, de médias, d’institutions consacrées à la santé…

Concernant les risques de problèmes, maintenant, un moyen d’y faire face est la création de conseils de veille, dont chacune de ces institutions pourrait être dotée. Dans ces conseils siégeraient notamment des membres d’ONG liées au domaine chaque fois concerné, des praticiens de ce domaine, ainsi que des membres d’associations d’usagers du service public dont il s’agit.      

En effet, on ne voit pas en quoi ce serait les politiciens, qui auraient de quoi veiller au bon fonctionnement des services publics ; car en général, ils n’ont pas de compétences, dans les matières concernées. Notamment du fait qu’ils passent d’un domaine à l’autre, sont p. ex. tantôt ministre de l’agriculture, puis de la santé, puis de l’éducation… De plus, ils sont inféodés à des partis, ce qui parasite leurs décisions.

Les compétences se trouvent bien plutôt du côté des praticiens ; et concernant les dysfonctionnements, les usagers sont spécialement à même de les repérer, puisqu’ils les subissent. De tels conseils pourraient donc bien mieux veiller au bon fonctionnement des services et imaginer des solutions aux problèmes.

Si l’on prend le domaine de l’enseignement p. ex., de tels conseils rassembleraient donc avant tout des enseignants et des parents.

 

 

« Bien souvent, centraliser et uniformiser mène plutôt à la généralisation des erreurs… »

 

L’enseignement est justement l’un des domaines où l’on craint des dérives ; on pense notamment aux écoles se reliant à une certaine confession religieuse, ce qui peut impliquer un risque d’approches doctrinaires. Et beaucoup pensent que si ces institutions sont autonomes par rapport à un gouvernement, se fixent leurs propres règles, les risques seraient grands. 




À ce sujet, il faut d’abord faire observer que les règles et visées que se fixe une école doivent être en accord avec la législation du pays ; et le plus souvent, les législations existantes donnent déjà de quoi stopper les dérives doctrinaires, notamment. Quant à la veille au respect de ces législations, celle-ci pourrait tout à fait être assurée par les conseils mentionnés.

Et au sujet des dérives encore, il ne faudrait surtout pas croire qu’il n’y en a pas, dans les services publics gérés par l’État, ou que ces dérives y seraient bien gérées. Tout du contraire, elles sont bien souvent mises sous le tapis. C’est ce que dénonce une nouvelle fois un livre tout récent, de Patrick Romain, ancien directeur d’école : Omerta dans l’éducation nationale – les chefs d’établissements sortent du silence[1].

Plus largement, ce qui nous manque, c’est l’imagination sociale : voir qu’il y a un problème et imaginer des solutions, au lieu de considérer que c’est l’État qui va arranger cela.


Mais si les services publics étaient gérés par de nombreuses associations, n’y aurait-il pas un risque d’éparpillement, de perte de la possibilité d’avoir une vue d’ensemble ?


Pour remédier à ces risques, il y a la possibilité de créer, dans chacun des domaines concernés, des cercles de coordinations, qui rassembleraient des membres des différentes institutions de la société civile – là aussi, par domaine chaque fois. Pour que ces cercles ne soient pas trop larges, il pourrait y en avoir plusieurs par région. Ils pourraient notamment favoriser la communication autour des initiatives réussies, des analyses éclairantes de problèmes rencontrés dans les institutions…  

Et pour revenir aux craintes par rapport à la légalité : les institutions de services publics de la société civile seraient soumises à un cahier des charges, qui aurait bien sûr à respecter la loi, et qui serait associé à des labels ; p. ex., un label d’École de la Société Civile. (Les cahiers des charges pourraient être élaborés à un niveau national, mais toujours avec des praticiens, usagers et autres connaisseurs du domaine concerné – comme p. ex. des chercheurs.) Et ces labels seraient attribués par les conseils de coordination. Chaque institution de service public de la société civile aurait son propre conseil de veille, et des audits contrôleraient la conformité des activités des institutions avec les cahiers des charges, donc le fait que les institutions font bien ce qu’elles disent faire. Les rapports de l’institut d’audit seraient remis au conseil de veille et au conseil de coordination. Les choses pourraient se faire de façon rigoureuse et exigeante, avec des délais précis associés aux demandes de résolutions de problème. Et en cas de non-résolution dans les délais, l’institution perdrait son label. Mais tout cela se ferait donc par la société civile elle-même seulement, par ses gens de terrains, ses usagers de services publics, ses chercheurs, etc., sans intervention d’institutions d’un gouvernement central.

Dans une interview, on ne peut présenter ces choses que de façon générale. Je détaille toute cette organisation dans mes livres Démocratie évolutive[2] – pour les écoles de la société civile –, et Dépolluer l’économie[3] – pour ce qui concerne le service public de la monnaie, et les nouvelles formes d’institutions monétaires que je propose. Les spécialistes d’autres domaines pourraient s’inspirer de ce modèle, qui est aussi décrit dans les Rencontres civiliennes[4].


Un mot d’explication sur le terme « civilien » ? 



Je le préfère à celui de citoyen, car ce qu’on appelle citoyenneté est associé à l’ancien système, à ce qu’il faut dépasser. Le citoyen est – ou est devenu – celui qui délègue ses pouvoirs, qui reste passif. Le mot « civilien » permet de souligner la nécessité que ce soit la société civile qui prenne les choses en main.


Pour en revenir aux coordinations, par qui et de quelle façon leurs membres seraient-ils choisis ? Seraient-ils désignés par des élections ?


Nous avons trop l’habitude de penser en termes électoraux. Si l’on reprend l’exemple lié au domaine de l’enseignement, les professeurs qui les composeraient pourraient être choisis au sein des écoles-mêmes, par leurs collègues, par des processus de concertations. Idem concernant des parents, ceux-ci pourraient être choisis au sein des associations de parents, par les membres de ces associations.


Ces idées de gestion et création de services publics par la société civile me semblent mener plus loin les recherches de différents socialistes libertaires, qui ont souvent du mal à dépasser le principe de la délégation, malgré leurs efforts dans ce sens. P. ex. Bakounine, tout en développant des approches très intéressantes, continue à parler de parlements et en particulier de communes, sans qu’on voie clairement la différence avec les instances de ce genre qui existent actuellement.


Il est intéressant de donner une place importante à la commune notamment, de partir de là quand c’est possible, mais le problème est qu’on la conçoit en général de manière classique ; c’est-à-dire comme un mini-gouvernement central, composé lui aussi de gens auxquels on délègue nos pouvoirs, de politiciens qui vont faire les choses à notre place. Mais ce dont il s’agit, là aussi, c’est de donner la possibilité de l’initiative ; p. ex., si l’on prend les centres culturels communaux, encore une fois, il n’y a aucune raison pour que ce soient les bourgmestres qui les gèrent, ils n’ont la plupart du temps aucune compétence pour cela. Là aussi, des associations de la société civile pourraient gérer ces organismes ; idem pour les bibliothèques, chaque organisme et initiative pourrait être géré, là aussi, par une association rassemblant praticiens du domaine et usagers, notamment.

Et pour sortir de la logique de la délégation, il y a aussi les possibilités comme le fléchage individuel de l’impôt ; c’est-à-dire la possibilité de choisir vers quels domaines va l’argent de nos impôts – dans le respect de règles s’assurant que les différents domaines importants soient alimentés. P. ex., on pourrait alors décider que la part de nos impôts consacrée au financement de la recherche ira au développement de techniques agroécologiques, plutôt que d’OGM[5]. Et le même principe pourrait être appliqué avec les impôts que doivent payer les entreprises. Leurs travailleurs pourraient là aussi décider de l’orientation de ces fonds.



Extrêmement intéressant, d’autant que je ne connaissais pas l’idée de donner cette possibilité aux entreprises aussi…


Oui, et cela aurait le grand avantage, également, de redonner une vraie motivation aux employés du secteur marchand, car ils sauraient alors qu’une grande partie des bénéfices produits par leur travail alimenteraient des domaines et projets qui font du sens pour eux. Et ces modes de fonctionnement stimuleraient bien sûr fortement l’intérêt pour les enjeux sociaux, la volonté de s’informer sur eux et de les comprendre.

Notons au passage que des législations existantes permettent déjà ce genre de choix, jusqu’à un certain point, du fait de la part d’impôt dont on est exonéré, quand on fait un don à un organisme d’intérêt public. Cette possibilité manifeste déjà une certaine confiance en le citoyen, quant à sa capacité d’orienter de façon responsable une part au moins de ses impôts.

Ce qui nous rappelle d’ailleurs que, malgré tout ce qui va mal dans nos systèmes, différents dispositifs sains existent déjà ; et qu’il ne faut donc pas tout jeter, mais aussi développer davantage ce qui va déjà dans de bonnes directions.


 

« Un des droits les plus fondamentaux : le droit au référendum d’initiative législative. Car le développement de la législation par la société civile devrait être au cœur de la démocratie. »

 

 

Une question importante, en lien avec tout cela, est celle de la création des lois. Qui s’en occuperait, s’il n’y avait plus d’institutions étatiques centrales ?



Là aussi, il s’agit de parvenir à ce que ce soit la société civile qui puisse prendre cela en charge. Et il s’agit même d’une des conditions essentielles aux changements dont on parle. Cela devrait être en fait un des droits les plus fondamentaux : le droit au référendum d’initiative législative (et pas à des faux-semblants comme l’Initiative Citoyenne Européenne). Car le développement de la législation par la société civile devrait être au cœur de la démocratie. Plus précisément, il s’agirait d’un double droit : celui de proposer des lois, et celui d’en demander l’abrogation.

Notons encore que, là aussi, le système actuel permet déjà certaines choses. P. ex., quand une association crée un règlement interne, ou encore des cahiers des charges, justement (comme c’est le cas par rapport à certains labels agroécologiques, p. ex.).


Mais beaucoup craindraient sans doute un risque d’inflation législative.


L’inflation législative est un gros problème, dans les systèmes actuels déjà, et il faudrait en effet remédier. Mais la clé serait à chercher du côté de l’esprit dans lesquels les lois sont élaborées. L’essentiel serait que celles-ci se limitent le plus possible à créer des cadres, à ne pas prescrire de manière prédéterminée. Car c’est cette prescription déterminée qui provoque la multiplication des lois. Mais avant tout, cette forme plus générale des lois est essentielle pour donner la possibilité de l’initiative, d’un développement plus libre et adapté aux situations concrètes. Cette manière ouverte d’aborder les lois et exigences a été très bien développée par la philosophe Simone Weil, dans son livre L’enracinement[6], où elle inverse le rapport entre droits et obligations ; elle y montre que les lois sous forme d’obligations, paradoxalement, permettent plus de liberté que celles sous forme de droits. L’idée est de mettre les acteurs dans l’obligation de trouver eux-mêmes des solutions, plutôt que de leur prescrire une solution prédéterminée.

P. ex., concernant la désignation de membres des conseils et des coordinations évoqués plus haut, l’idée serait de dire que les institutions de la société civile auraient l’obligation de fournir des membres à ces instances, mais en laissant libre vis-à-vis de la manière de remplir cette obligation, donc notamment vis-à-vis de la manière dont la désignation aurait lieu.


J’imagine aussi que ce n’est pas dans tous les cas l’ensemble de la société civile, qui doit se prononcer sur une proposition de loi, comme dans l’exemple des cahiers des charges créés par une association.


Oui, tout dépend des niveaux et domaines ; si une loi concerne le niveau national, c’est l’ensemble de la société civile qui aura à se prononcer ; mais dans d’autres cas, les choses peuvent avoir lieu au niveau régional, ou dans un secteur précis. Et plus on parvient à régler des choses au niveau local, moins on aura besoin de grosses institutions ou démarches.

En procédant ainsi, et aussi en développant des lois plus ouvertes que déterminées, on atteindrait en fait un grand allègement, car les moyens et financements nécessaires à des parlements centraux sont considérables.

Mais surtout, dans l’esprit des réflexions qui précèdent, cela permettrait un développement des lois par les connaisseurs et les usagers des nombreux domaines concernés par ces lois ; donc, disons-le une fois encore, par des personnes connaissant de l’intérieur les domaines en question, les situations réelles et leurs évolutions.


À propos des différents domaines, et de domaines qu’on ne relie pas, d’habitude, à ce genre d’approches, tu as aussi évoqué les banques.


Oui. Ce sujet demanderait de grands développements, mais on peut dire, déjà, qu’on pourrait tout à fait envisager un système monétaire international qui soit géré par la société civile, donc des banques qui seraient des services publics. Et qui, ainsi, ne feraient pas payer d’intérêts.


Tu as mentionné qu’il y a plusieurs conditions nécessaires à ces changements et évolutions, dont l’une serait le droit d’initiative législative civilienne. Quels seraient les autres ?


La deuxième condition essentielle, de mon point de vue, est aussi un droit, celui d’expérimentation civilienne. Ce droit implique qu’il soit possible de déroger à certaines lois – dans des limites raisonnables –, afin d’avoir les mains suffisamment libres pour tester de nouvelles initiatives, de nouveaux modes de fonctionnement. Là aussi, un droit de ce genre existe déjà, en France, mais sous une forme encore trop restrictive.

Pour terminer, je dirais qu’il s’agit d’oser penser autrement, d’oser sortir de la boîte des démocraties centralisées, qui sont des modèles complètement usés. Il s’agit de prendre conscience de toute la créativité, de toutes les potentialités de transformation qui se trouvent dans la société civile, mais qui sont si souvent paralysées par ce vieux système. 

 

Propos recueillis par Daniel Zink, le 13/11/2023.


Comme mentionné, pour l’accès aux Rencontres civiliennes (développées en coopération avec Stéphane Lejoly, conseiller en économie sociale et coordinateur de la Ceinture alimentaire de Charleroi) : civiliens.info (sur les services publics de la société civile, voir les rencontres 2 et surtout 19B, sur la page civiliens.info/galerie-video – vidéo – ou civiliens.info/podcast – audio).


Pour un développement écrit, voir en particulier : La Démocratie Évolutive (Yves Michel, 2007) et Dépolluer l’économie (Démocratie Évolutive, 2014).

Site de Michel Laloux (actuellement en remaniement, mais devrait être bientôt à nouveau accessible) : démocratie-evolutive.fr 


Notes

[1] Le Cherche-Midi, 2023.

[2] Yves Michel, 2007.

[3] Éd. Démocratie évolutive, 2014.

[4] Discussions approfondies sur ces enjeux, sous formes vidéo et audio. Il s’agit ici des Rencontres n° 2 et surtout 19B, accessibles sur cette page en vidéo civiliens.info/galerie-video et sur cette page en audio : civiliens.info/podcast

[5] Pour un plus de détails sur cette idée, voir aussi, dans le Kairos 53, Nos démocraties peuvent-elles devenir démocratiques ?

[6] Gallimard, 1949 pour la 1ère éd.

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